À quelles conditions la colère nous libère-t-elle ?

Posted by on octobre 4, 2021 in Blog | 0 comments

À quelles conditions la colère nous libère-t-elle ?

Ce texte, publié le 28 janvier 2022, est une réécriture de la newsletter du 30 juin 2021 : « Une colère vitale, défense de la “sensiblerie” ».

Colères légitimes et illégitimes

La colère a mauvaise presse quand elle est perçue comme un manque de contrôle de soi, un excès, une violence.

Elle a mauvaise presse quand elle émane d’une catégorie de personnes discriminée (enfant, ado, personne neuroatypique, racisée, en situation de handicap, de classe défavorisée, femme, etc.).

Quand on a intériorisé cette représentation-là de la colère, on l’étouffe, on la réprime. Au nom de l’harmonie (toute relative) des relations, en espérant que ça passe, pour être accepté·e, en s’en prenant à soi… Elle reste à l’intérieur, devient cette voix qui peste (ou nous critique) sans répit, elle explose d’une manière irresponsable, contre quelqu’un qui n’a rien à voir avec l’affaire, ou encore se convertit en rumination et frustration permanente, ou tout ça alternativement.

À l’inverse elle est valorisée par le récit intériorisé de la domination quand elle émane d’une personne en situation de pouvoir : ce serait un signe de caractère, de fermeté, d’assurance, quand en réalité c’est plutôt le signe d’une situation de pouvoir qui a l’habitude d’être considérée comme légitime, ou ne supporte pas la remise en question.

En d’autres termes – et de manière grossière –, il y a les colères perçues comme légitimes et les colères perçues comme illégitimes, selon qu’elles entrent dans le cadre de l’ordre établi ou le menacent.

 

Une colère libératrice ?

Et puis il y a ce qu’on exprime de notre colère.

La colère nous charge en énergie, une énergie au service de la vie, comme toutes les émotions qui nous traversent. À condition d’accepter de les accueillir et de les écouter. Sans quoi elle risque au contraire, au fil des ans, de saper notre énergie, de nourrir l’amertume et le désespoir.

En ce qui concerne la colère, ne pas l’écouter en profondeur, s’en tenir aux « c’est hors de question », « ça ne devrait pas se passer comme ça », « c’est inacceptable » qui l’identifient, peut conduire à des comportements aux effets contre-productifs.

Notamment quand ils s’exercent depuis un sentiment d’impuissance, et en particulier face à des personnes vis-à-vis desquelles on est en position de pouvoir. Je pense aux relations entre adultes et enfants principalement, mais ça fonctionne aussi entre employeur·ses et employé·es, entre profs et élèves, entre médecins et patient·es, hommes et femmes, personnes blanches et personnes racisées… Moins ma position de pouvoir, et mon pouvoir sur ma vie est conscient, plus je suis susceptible de laisser exploser ma colère à ces endroits où je me sens en sécurité, et au détriment de l’autre.

Qu’est-ce que je veux vivre, dans toutes ses nuances et dans sa complexité, au-delà de « pas ça », « plus jamais ça » ? Quel monde je veux participer à construire ?

Il ne fait aucun doute qu’exprimer sa colère est d’une importance capitale pour prendre en compte des besoins fondamentaux, pour bâtir des relations sincères, profondes, riches (ou mettre fin à certaines relations qui ne semblent pas pouvoir évoluer dans ce sens, peut-être temporairement), pour se prendre en compte, prendre en compte ce qui est important pour nous.

Il ne fait non plus aucun doute que chaque fois qu’on exprime sa colère sans avoir pris le temps de l’écouter en profondeur (ce qui n’est pas non plus systématiquement possible et pertinent), on court le risque de la générer chez l’autre, de l’attiser chez soi, et qu’on aura probablement du mal à être en paix avec toutes les conséquences.

C’est le travail quotidien de l’introspection, de la connaissance de soi, de la prise de distance, qui nous donne les clefs pour écouter ce qui est en jeu dans notre colère, pour lui faire toute la place (en nous, pas immédiatement dehors) d’une manière qui nous permette de la vivre comme un véritable outil de libération. Dans notre relation à nous-même, avec les autres.

C’est la prise de conscience des oppressions systémiques – celles qui nous touchent et celles dont on bénéficie –, qui nous guide dans le contenu et la manière d’exprimer notre colère. Parce que nous poserons, depuis un endroit différent, des actions différentes, et nous offrirons un modèle différent, en prenant en compte les rapports de pouvoir.

C’est un travail collectif également, que celui de mettre la lumière sur les injustices, les inégalités, les violences qui organisent notre société et de s’en responsabiliser individuellement et collectivement. De remettre le monde à l’endroit.

Quand j’entends actuellement des discours remettant en question les droits des personnes trans au nom du féminisme (ça marche aussi avec le hijab ou ce qu’on appelle selon notre perspective ou la situation le travail du sexe ou la prostitution), je me dis que si on apprenait à exprimer pleinement notre colère depuis ce qui est important pour nous plutôt que dans l’accusation de l’autre, on serait plus à même de s’écouter. Que si on faisait ce travail d’introspection avec des lunettes systémiques, on serait beaucoup plus dans notre pouvoir et dans notre responsabilité. On prendrait davantage en compte la complexité de la réalité.

Quand on écoute vraiment notre colère, on entend souvent de la peur. La peur de ne pas être pris·e en compte, et des conséquences que ça suppose. Le sentiment d’impuissance. L’horreur. Le traumatisme. Si présent et pourtant si peu pris en compte. On entend la tristesse, le désespoir.

Quand on prend en compte notre position de pouvoir, on voit les situations dans lesquelles notre colère s’exprime depuis une position de privilège. On voit son impact. On voit dans quelle mesure elle participe à une oppression.

 

Écouter ses émotions : une rupture avec le paradigme de la domination

Mais on a tou·tes intériorisé les normes patriarcales. On a intériorisé qu’exprimer ses émotions c’était le contraire de faire preuve de rationalité, une rationalité qu’on a placée au panthéon quel qu’en soit le coût, et en dépit de toutes les évidences des besoins humains. On a intériorisé que les émotions c’était de la « sensiblerie », que la « sensiblerie » ne devait pas être écoutée. (On l’appelle « fragilité » quand elle émane de dominant·es mises face à cette position, je reparlerai dans un autre article des impasses que je vois à cette vision des choses en termes de changement social, sujet capital que soulève Layla Saad dans Moi et la suprématie blanche.)

Pense-t-on vraiment être mu·es par autre chose que nos émotions ? Par autre chose que nos besoins qui en sont à l’origine (eux-mêmes reliés à des pensées, ce qui ne simplifie pas l’affaire) ? Le respect, l’appartenance, l’acceptation, la réalisation, l’équité, la sécurité, le fait de compter, la reconnaissance, la simplicité, le fait de partager une même vision de la réalité, le sens, la cohérence, la tranquillité, l’intensité… ?

Il semble que la rationalité soit une stratégie pour obtenir le respect et la reconnaissance dans la société patriarcale [voir La colère, émotion patriarcale ?]. On a donc intériorisé qu’on nous écoutait davantage (ou que notre discours était plus acceptable ?) si on enfilait les arguments plutôt que de parler de ce qui nous blesse, nous meurtrit, nous tue à petit feu (même s’il en est aussi question).

Et ça me désespère de voir les conséquences de la rencontre entre la non prise en compte des privilèges et le refus de partager d’autres émotions que la colère. On est dans le paradigme de la séparation, du manque et de l’impuissance, caractéristiques selon Miki Kashtan du patriarcat : comme si c’était toi ou moi, que la prise en compte de tes droits étaient une menace pour les miens, quand c’est en réalité mon privilège qui est questionné. Mais si on veut l’égalité, alors on ne veut pas de privilèges. Sortir de l’oppression, c’est chercher des moyens de sortir du toi ou moi, et trouver comment nous prendre en compte.

Je pense que peu de gens croient sincèrement que tout le monde puisse être pris en compte, faute d’exemple. J’en rêve et pourtant j’ai du mal à y croire. Je manque de modèles concrets. Ou alors je les écarte comme des exceptions. J’ai un livre sur le Rojava que je n’ai pas encore ouvert. Je n’y crois pas en me disant que ces expériences ne sont pas transposables. En espérant m’éviter la déception. Ou ce qui m’apparaît comme un effort gigantesque portant vers une issue inatteignable (revoilà la séparation, le manque et l’impuissance). Je n’y crois pas parce que mon biais de confirmation m’amène ailleurs.

On croit à l’efficacité de la violence. Ou à notre totale impuissance. C’est le récit dominant. Celui qu’on voudrait pourtant déconstruire et remplacer.

Miki Kashtan : « La colère est typiquement l’émotion qui masque la vulnérabilité, la honte, la peur, et l’impuissance. En particulier quand on est vulnérable, quelquefois, la seule option qui fasse que notre système reconnaisse qu’on se prend au sérieux, qu’on compte, au moins pour nous, c’est la colère. Aussi longtemps qu’on ne fait pas le choix profond d’embrasser la vulnérabilité, il est probable que la colère soit aussi une stratégie de recherche de pouvoir. »

 

Transformer en nous notre rapport à la violence

Certaines féministes semblent penser que les droits des femmes sont menacés par les droits des personnes trans (quand la « loi trans » était débattue en Espagne en 2021, on entendait des arguments similaires à ceux que l’on entendait l’année précédente en France). Moi je vois deux catégories directement issues de la domination masculine : les femmes (catégorie issue du modèle – ce qui ne veut pas dire que l’utilisation de cette catégorie ne puisse pas être dissidente), les personnes trans (catégorie directement issue de la dissidence). J’ai du mal à saisir comment leur affrontement peut nous libérer de cette domination. Alors qu’il me semble que c’est le projet commun. Je vois le déni du privilège cisgenre. Je vois la peur de ne plus être prises en compte en tant que femmes cisgenres. Je vois « c’est toi ou c’est moi ».

Et je me vois argumenter et me dire que je devrais argumenter davantage, tiens. Au lieu de parler de ma peur et de mon désespoir quand je vois ces affrontements, cette polarisation, où l’on se colle des étiquettes, où un camp traite avec mépris l’autre de TERF (de l’anglais trans-exclusionary radical feminist, féministe radicale qui exclut les personnes trans), et l’autre camp mégenre les personnes trans, niant les spécificités de leur expérience de l’oppression de genre et son privilège. Dans les deux cas, on aliénise l’autre. On ne se voit pas comme des semblables.

Si on reste à cet endroit, que ce n’est pas une première étape pour identifier ce qui est en jeu pour nous, c’est le début du processus de déshumanisation (et quand on est en colère on dit « ce sont elleux qui nous déshumanisent ! », sans voir en quoi on participe à maintenir ce processus actif). Quelles chances a-t-on de sortir de cette opposition, si on ne se parle pas des expériences qui nous amènent à nos positions, si on n’arrive pas à prendre compte l’autre dans son humanité, une humanité dans laquelle on se retrouve, si on n’entre pas avec autant d’ouverture à l’autre qu’on aimerait qu’iel en ait pour nous ? Est-ce qu’on peut entendre pleinement nos douleurs et nos désespoirs, est-ce qu’on peut tou·tes les prendre en compte ?

Roxy Manning, formatrice de communication nonviolente située (au sens où elle prend en compte les rapports de pouvoir) crée des espaces pour accueillir toutes les émotions qui proviennent de la situation d’opprimé·e et de la situation de privilégié·e. Les personnes racisées d’un côté, les personnes blanches de l’autre. Puis elles se retrouvent dans le même espace. Avec le même objectif : se libérer de l’oppression (la suprématie blanche en l’occurrence). Est-ce qu’on est d’accord sur l’objectif ?

Je ne prône évidemment pas l’autoempathie ni l’empathie, donc les dimensions personnelle et interpersonnelle, comme uniques voies de libération. Il y a le droit, il y a la justice, il y a la transformation collective des représentations et des pratiques. Mais nous sommes aussi des individu·es mu·es par de nombreuses émotions, que nous avons besoin d’apprendre à écouter et à traverser pour changer pleinement de paradigme. Ça ne se fera pas qu’avec les arguments, et ça ne se fera définitivement pas par la violence sous toutes ses formes. Le besoin d’empathie est grand dans des situations pareilles, et de chaque côté.

Je me dis qu’une fois de plus, l’autoempathie – si on en a les moyens – et l’empathie sont des ressources extrêmement précieuses. Ce sont des étapes qui me paraissent aujourd’hui indispensables pour être en mesure de transformer plus profondément le systémique. 

J’aimerais vivre dans un monde où des groupes d’empathie se forment non seulement pour se donner de l’empathie et du soutien – que ce soit depuis une position de discriminé·e ou de dominant·e cherchant à se libérer des oppressions intériorisées –, mais aussi dans la perspective de s’exprimer à l’extérieur d’une manière qui soit davantage susceptible de contribuer à un changement radical.

 

Démanteler la maison du maître : accéder à sa sensibilité

J’écris ça et j’imagine combien ça doit déclencher (au sens où ça doit provoquer de la colère ou de l’irritation, peut-être de l’incompréhension chez) certain·es d’entre vous.

J’ai mis des années à aller voir ce que c’était que la communication nonviolente parce que j’entendais une injonction à l’empathie et à la bienveillance et ça me paraissait totalement incompatible avec le projet de libération collective. Maintenant je la vois comme un outil très pertinent, à condition de le faire évoluer et de l’utiliser de manière qu’il soit réellement au service de la libération, en prenant en compte les réalités sociales, les rapports de pouvoir, en se responsabilisant de l’impact de nos choix, de nos actes, de nos paroles. En retrouvant notre sensibilité, notamment quand on est en situation de pouvoir.

Je vois la communication nonviolente comme un outil à utiliser non pas parce que « c’est bien », parce que ce serait une posture morale supérieure, mais parce qu’est terriblement efficace pour apporter de la conscience, de la responsabilité, de l’humanité et nous faire vivre, en nous et dans dans nos relations, le changement radical qu’on aspire pour beaucoup à vivre.

Je la vois comme un moyen très concret de vivre ce changement sans utiliser les outils du maître (ceux de la domination : la culpabilité, la honte, l’humiliation, la force…), pour reprendre les mots d’Audre Lorde. C’est à la fois très simple et accessible, et extrêmement difficile. C’est une pratique de tous les jours, qui prend son sens dans ce qu’elle nous fait vivre de profondément humain, dans le sens le plus inspirant du terme. Je n’imagine pas y amener qui que ce soit uniquement par des arguments. Rien ne vaut l’expérience en la matière. Et chacune des phrases que j’écris ici pourrait être contextualisée et nuancée. En tout cas c’est ce que je me dis quand je repense à toutes ces phrases que j’ai pu lire et qui à mon sens simplifient l’expérience humaine et m’amènent à une forme de crispation.

Que serait un monde où chacun·e aurait la sensation profonde de compter pour les autres, et réciproquement ? À coup sûr nous reconnecterions avec l’envie de contribuer les un·es pour les autres avec laquelle on est né·es.

Pour terminer je partage quelques questions qui m’accompagnent (dans les moments de colère où j’ai suffisamment de conscience et de moyens pour me les poser – rarement, donc :D) : quel est le véritable objet de ma colère ? Quelle dimension systémique est en jeu ? Dans ce contexte, est-ce que j’exprime ma colère d’une manière qui contribue à affaiblir les oppressions ? Est-ce que je l’exprime d’une manière proportionnée ? (sans m’écraser ni écraser l’autre, à la hauteur de l’intensité que je ressens) Est-ce que je suis ouvert·e à entendre l’autre autant que je voudrais être entendu·e ? Est-ce que j’exprime les aspirations dont ma colère me crie l’importance d’une manière qui soit au service d’un monde où tout le monde est pris en compte autant que je veux être pris·e en compte ? Parce que je ne crois pas une seconde qu’on échappera à cet aspect de l’équité sans remettre un jeton dans le jeu du grand cycle de la violence.

Je termine avec ces mots de Miki Kashtan (ma traduction approximative) :

« On cède à la colère, ou on la refoule, mais on ne l’écoute pas la plupart du temps. Et comme notre interlocuteur·rice ne l’écoute pas non plus (quand vous êtes-vous exprimé·e avec colère pour la dernière fois et qu’en réponse on vous a dit : « Très chèr·e, j’ai tellement envie de te donner ce que tu veux » ?), nous ne tirons jamais parti de l’enseignement que pourrait nous donner la colère. Il n’y a qu’en faisant un choix différent – écouter notre colère, révéler la vulnérabilité qu’elle cache, donner la priorité à nos aspirations – que nous pouvons transformer la dynamique de la colère. »
(extrait de l’article Transforming our experience of anger)