Avoir raison ou être heureux·se ?
Avoir raison ou être heureux·se ?
Scène d’intérieur ou d’extérieur ? Votre interprétation dépend de votre référentiel culturel
(image associée – sans certitude – aux travaux du missionnaire Robert Laws au Malawi au XIXe siècle).
Marshall Rosenberg disait en substance : « Vous voulez avoir raison ou vous voulez être heureux·se ? Vous ne pouvez pas avoir les deux. »
Je pense qu’on a été et qu’on est nombreux·ses à se dire qu’il y connaît rien, le gars. Ça rend heureux·se d’avoir raison.
Les gains et les coûts d’un système
Peut-être. Mais dans quel système ? Et à quel prix ?
Le jeu de qui a tort et qui a raison se joue dans un système binaire, qui pense qu’il y a une vérité. Qu’il y a le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le bien et le mal. On est dans le monde de l’absolu.
Ce système est-il adapté à la diversité des ressentis et des réalités humaines, à la complexité de notre monde ?
On peut se poser la question autrement : est-ce que ça arrive à chaque fois, d’être heureux·se quand j’ai le sentiment d’avoir raison et que c’est validé par l’autre ? Quand ça n’arrive pas, qu’est-ce qui se passe pour moi ?
Quand ça arrive, qu’est-ce que ça révèle de ma manière de voir le monde ? Quel coût a cette manière de voir le monde ? Quand ma vie est un combat permanent pour prouver que j’ai raison, est-ce que je suis heureux·se ? Qu’est-ce que j’y gagne, et qu’est-ce que j’y perds ?
Je cherche sans doute une forme de reconnaissance, de sens de ma valeur ? De la sécurité, peut-être ? Des repères ? De la conscience, de la lucidité ? Du respect ?
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais beaucoup de gens pensent qu’ils ont raison… et ils ne pensent pas du tout la même chose. Est-ce que ça existe, d’avoir raison ? Quand les autorités vous disent ce qui est vrai, même si elles se contredisent les unes les autres, la vérité aurait-elle un rapport avec une position de pouvoir ?
Derrière la peur de se tromper, il y a aussi la peur de la honte… qui est la peur d’être exclu·e. Elle révèle le besoin d’être accepté·e, reconnu·e, d’avoir sa place parmi les humain·es.
Dans un champ plus militant, on peut vouloir convaincre les « adversaires », ceux qui « se trompent ». On peut aussi déplacer le curseur. Ne plus chercher une vérité absolue, mais la cohérence avec ses propres valeurs. Pour moi, petit à petit, il est devenu important d’accepter la variété des réalités des autres, qui sont aussi vraies que la mienne. Un test : demandez à plusieurs personnes de quelle manière elles se libèrent d’une même oppression. Et pourquoi. Comparez avec la recherche d’une vérité absolue du type “Est-ce que c’est féministe de… ?”
La phrase de Rosenberg a continué de trotter dans ma tête, et j’ai réalisé qu’au jeu de qui a tort et qui a raison, j’avais perdu et je continuais à perdre une chose qui a énormément de valeur pour moi et une autre dont j’ai terriblement besoin : la connexion avec les autres, et la sécurité.
Ce jeu est une stratégie qui nous coupe souvent de l’autre. On cherche rarement à avoir raison ensemble, à embrasser nos réalités. J’ai raison parce que tu as tort. Tu as raison parce que j’ai tort. Dans ce cas on perd la sécurité relationnelle. Le partage, l’échange, la compréhension. La coopération, la concertation. On perd la bienveillance, la chaleur humaine, la tranquillité de savoir que notre point de vue, notre vécu, nos besoins comptent pour l’autre. On perd de vue notre curiosité pour l’être humain qu’on a en face de nous.
S’opposer à la posture versus s’intéresser au vécu derrière la posture
Comment faire quand on n’est pas d’accord sur des sujets politiques, pour maintenir la connexion (quand c’est important pour nous, évidemment) ?
Pour entrer dans ce monde à la fois merveilleux et dérangeant où on ne s’écharpe pas mais où on s’écoute vraiment, avec empathie, j’apprécie la proposition de Miki Kashtan, formatrice de CNV israélienne.
Elle raconte dans une formation qui vise à « travailler pour la transformation sans recréer le passé » une histoire qui m’a marquée, celle d’un groupe de femmes de Boston, aux États-Unis, certaines pour et d’autres contre l’avortement.
On leur a proposé de se rencontrer autour de conversations qui ne portaient pas sur la politique, pour apprendre à se connaître. Puis de raconter les expériences et les vécus qui les avaient amenées à avoir les positions politiques qu’elles avaient sur l’avortement. Depuis, quand une personne vient à Boston avec l’intention de faire fermer une clinique qui pratique l’avortement, une personne anti-avortement du groupe l’appelle pour lui dire qu’elle n’est pas la bienvenue dans cette communauté.
Et si, au lieu de défendre une posture, on se racontait ce qui nous a amené·es à avoir cette posture ? Il est très difficile de s’affronter de bonne foi sur des expériences vécues qui sont propres à chacun·e. Ça crée une connexion, ça permet de comprendre. Sans forcément nous faire changer de posture, ce qui n’est pas forcément l’objectif de toute façon. Mais au moins on perçoit davantage l’autre comme un être avec lequel on partage notre humanité. Et ça, ça change tout. Ça nous ouvre à lea prendre en compte comme un·e égal·e, dont les besoins sont également importants.
Roxy Manning parle dans l’épisode de l’émission de radio Peace Talks Radio intitulé Peacebuilding when we disagree de comment on peut se parler avec respect et curiosité en cas de désaccord politique. On retrouve la base de la non-violence. Une manière radicalement différente d’envisager les relations humaines quand on n’est pas d’accord, qu’on n’a pas la même vision des choses. Et elle souligne à quel point ça peut être difficile de s’exprimer comme d’écouter, avec cette intention.
Prendre en compte les effets des conditions sociales de vie
La deuxième perspective que j’ai envie de partager, c’est une perspective avec laquelle je suis très familière : celle de comprendre les effets des conditions sociales dans lesquelles on a évolué.
Sauf que Roxy Manning propose de la mettre en pratique non pas sur des personnes discriminées pour observer les discriminations et violences qui les touchent – comme on a l’habitude quand on cherche à augmenter notre conscience des inégalités –, mais sur les personnes dont je juge le comportement et les positions aux antipodes de mes valeurs, pour comprendre comment ces conditions influencent leurs comportements. C’est un sacré défi.
Ça a commencé à devenir une option intéressante quand je me suis rendu compte qu’elle faisait baisser l’indignation ou la colère, que je pouvais regarder ces personnes avec beaucoup plus d’empathie. Que ces comportements ou positions n’étaient pas l’effet d’un choix que je jugeais finalement intrinsèquement méchant, égoïste… (parce que finalement, c’est bien l’idée qui génère la déconnexion – qu’elle soit exprimée en des termes manichéens ou plus subtils), mais l’effet de conditions sociales, de discours et de comportements intériorisés, l’effet aussi de la recherche de satisfaction de besoins (qualifiés un peu rapidement d’« universels »), par des stratégies aux conséquences que je juge catastrophiques.
Me rappeler que tout le monde a intériorisé les dominations et que cela a des conséquences néfastes sur tout le monde m’aide à poser mon attention sur les conditions systémiques de ces dominations dans tous les cas, et à me rappeler que tout le monde est humain – c’est le défi d’un changement social véritablement cohérent à mon sens, que de voir l’humanité des personnes qui me semblent ne pas voir l’humanité d’autres personnes. Cela m’aide à distinguer les aspirations et les stratégies des personnes, à identifier l’endroit où je peux les comprendre et l’endroit où je souhaite qu’elles mesurent le coût de leurs stratégies pour les autres et qu’elles en changent pour prendre les besoins des autres en compte.
Pratique de Roxy Manning
Si vous voulez vous y exercer, voilà une pratique proposée par Roxy Manning (pratique susceptible de faire faire des nœuds au cerveau) :
– penser à une personne (ou un groupe de personnes – ça fonctionne aussi avec la Terre ou les espèces non humaines) touchée par des discriminations et des violences dans un domaine qui vous importe
– penser à une personne (ou un groupe de personnes) que vous percevez comme étant du bord opposé
– quels besoins pensez-vous que cette personne cherche à nourrir (en relation avec sa position) ?
– quelles sont les conditions systémiques qui ont un effet sur sa capacité à nourrir ces besoins ?
– quels sont les comportements (en relation avec sa position) qui sont peut-être une réaction à ces conditions ?
– y a-t-il une relation entre sa posture sur ce sujet et ces conditions ?