Ceci n’est pas un compliment

Posted by on décembre 3, 2020 in Blog | 0 comments

Ceci n’est pas un compliment

Voilà deux ans que je me forme à la pratique de la communication nonviolente. Je veux dire à la pratique avec d’autres gens. Avant j’avais commencé par pratiquer avec moi-même, ce qui est déjà une sacrée paire de manches quand on a passé sa vie à se juger pour à peu près tout. Parce qu’on vit dans un monde où on juge tout et tout le monde en permanence, soi d’abord : on colle des étiquettes. 

Parce qu’on ne connaît pas de réelle alternative, ça nous rassure dans une certaine mesure. Vous savez : celui-là il est radin, celle-là elle en fait des tonnes, elle est géniale, iel est persévérant·e, je ne suis pas à la hauteur, je suis une bonne personne, je suis tellement sensible, etc. Comme si c’était ces étiquettes étaient le témoin de notre clairvoyance ou de notre identité, comme si elles nous donnaient prise sur la réalité.

Et pourtant, on connaît tou·tes le pouvoir autoréalisateur des étiquettes, leur capacité de nuisance si elles sont négatives et de pression si elles sont positives, leur capacité à nous figer aux yeux des autres, à figer les autres à nos yeux, à nous figer à nos propres yeux. Leur capacité à nous couper d’une certaine forme de vitalité et du mouvement permanent qui nous caractérisent.

Ça doit faire à peu près quatre ans que j’essaie de décoller des étiquettes, par-ci par-là, et ce qui me rend la tâche particulièrement difficile, ce sont toutes ces (relativement nouvelles) étiquettes que j’ai appris à coller ces dix dernières années : raciste, sexiste, transphobe, intersexophobe, validiste, hétéronormé, grossophobe, psychophobe… J’y tenais encore beaucoup il y a peu. Parce qu’elles représentent la conscience de réalités que j’ai besoin de partager avec les autres dans mon aspiration au changement, mon espoir qu’on donne une importance égale en tant que société et dans les faits aux besoins de chacun·e.

Je tiens toujours énormément à cette conscience, et je tiens à mesurer ou montrer l’impact de certains comportements ou propos. Je tiens en revanche de moins en moins à enfermer les gens derrière ces étiquettes. Je me rends compte à quel point ça entraîne des réactions contre-productives par rapport à ce que j’aimerais voir : des remises en question, un intérêt pour mesurer l’impact qu’ont eus nos propos, notre comportement, une bienveillance envers soi-même qui passe par le fait accepter d’avoir un impact qui ne va pas dans le sens de nos valeurs, parce que c’est la condition pour se donner des chances d’aller davantage dans le sens de nos valeurs.

 

Lors d’un stage, on a fait un exercice sur les compliments. En CNV, le compliment, comme l’insulte, relève du langage « chacal », celui des pensées et des jugements. C’est une étiquette qui ne dit en réalité rien de la personne sur qui on la colle, mais beaucoup plus, si on la décrypte, de ce que vit à un moment donné la personne qui la colle.

L’exercice consistait donc, en pensant à une situation en particulier, à partager un jugement « positif » sur une personne avec cette même personne. Et à en recevoir un dans les mêmes conditions.

La scène du drame : j’ai fait l’exercice avec un homme avec lequel j’avais participé à une discussion sur le féminisme la veille (discussion très pénible en ce qui me concerne, avec trois hommes pas spécialement au fait des questions d’oppressions, où j’ai eu l’impression pour la millième fois de ma vie de devoir ouvrir un bagage énormissime d’études et de réflexions qui ne semblaient pas m’apporter beaucoup plus de crédibilité face aux – semble-t-il – éternelles idées reçues qui semblaient elles en avoir beaucoup. La « vox populi », la voix du peuple, disait un de mes interlocuteurs).

De cet homme, j’ai reçu l’étiquette-compliment « passionnée ». Évidemment, j’ai moi-même intérieurement et à la vitesse de l’éclair (celle de nos autoroutes neuronales) interprété le sens de ce terme, et je l’ai étiqueté de sexiste, puisqu’il est très commun dans notre société de disqualifier la parole des femmes en les renvoyant à leurs émotions et à leur « passion », loin d’une rationalité toute masculine.

Sauf que. La seconde partie de l’exercice consistait à partager ce qui nous avait touché·e dans cette fameuse situation à laquelle le compliment faisait référence : on ne parlait plus de l’autre mais de soi. Du besoin (universel dit-on) que son comportement particulier avait nourri chez nous à ce moment.

Eh bien derrière ce « passionnée », il y avait pour lui du vécu, quelque chose qui vient des tripes, et qui me conférait aux yeux de mon interlocuteur une crédibilité (du moins c’est la partie que j’ai retenue). Il se trouve que mon étiqueteur est coach pour les personnes qui s’expriment dans des conférences du type TED et qu’il essaie dans ce contexte de relier les personnes à un vécu propre pour obtenir cette alchimie qui se produit quand on incarne ses propos.

Ça m’a complètement déconcertée ! Je ne m’attendais pas du tout à ça. Pas du tout à me retrouver face à quelqu’un qui partageait quelque chose qui comptait beaucoup pour lui, qu’il reliait à de la crédibilité et de la valeur, et qui compte aussi beaucoup pour moi, et pour les mêmes raisons : pour moi il est extrêmement précieux que les discours anti-discriminations ne soient pas des théories, des discours savants, mais qu’ils émanent du vécu, le sien ou celui d’autres personnes. Et que les analyses proviennent en première instance des personnes concernées. Qu’elles soient vivantes de leurs émotions, de leurs souffrances, de leur colère, de leur tristesse, de leurs aspirations, de leur beauté, de leur singularité.

Je m’étais sentie insultée par son compliment, et par la magie à la fois très quotidienne et hors du commun de la CNV, l’insulte s’était transformée en un magnifique partage d’un vécu humain qui nous touchait tou·tes les deux. Ça m’a donné beaucoup d’espoir.

 

Et, pas accessoirement du tout, on peut appliquer cette transformation à des compliments qu’on prend comme des attentes qu’on risque de décevoir, ou quelque chose qu’on ne partage pas, qu’on ne comprend pas. Se dire qu’en réalité ce sont des comportements ou des propos qu’on a eus qui ont fait du bien à un moment donné à quelqu’un qui avait un besoin particulier, apporte beaucoup de clarté et nous allège de cette pression.

Et ça marche aussi avec les insultes ou les qualificatifs négatifs, ceux qu’on reçoit d’autrui, ceux qu’on colle à autrui, ou à soi-même. Regarder les situations concrètes qui les génèrent plutôt que s’identifier au mot, voir le besoin qui chez l’autre ou chez nous n’est pas rejoint dans cette situation concrète, permet de rendre à chacun·e la responsabilité de son ressenti, et bien souvent, de reconnaître dans notre langage les effets des systèmes oppressifs organisant la société. Pour moi, cette clarté est une forme de libération.