Le sophisme du Nirvana

Posted by on octobre 25, 2019 in Blog | 0 comments

Le sophisme du Nirvana

ou le soulagement de pouvoir nommer

 

Vous connaissez la zététique ? C’est l’autre nom de la démarche scientifique, qui prétend séparer le vrai du faux et identifier les biais de tous ordres, en particulier sur les sujets à charge émotionnelle importante (je ne doute pas que l’expression vous évoque diverses expériences suscitant des sentiments mitigés).

Il y a quelque temps j’ai découvert des concepts aux noms évocateurs, élaborés par la zététique pour identifier les arguments qui ne tiennent pas la route dans les débats sur quelque sujet que ce soit. On leur donne parfois le nom fleuri de « moisissures argumentatives ».

 

Avez-vous déjà exprimé en public la volonté d’utiliser un langage non discriminant ? C’est sans doute le cas par exemple : 

– si vous avez tendance à vous offusquer de l’utilisation systématique du mot « homme » (la majuscule en option) pour désigner l’être humain.
– si l’expression « travail au noir » vous hérisse le poil.
– s’il vous semble que la règle de grammaire qui dit que « le masculin l’emporte sur le féminin » fait des dégâts chez les jeunes enfants et qu’il est problématique qu’elle ne soit pas questionnée alors qu’elle résonne terriblement avec de nombreuses réalités sociales.
– si vous prônez un changement de vocabulaire quand les gens se traitent de « schizos », qu’on évoque un « lobby gay », que les médias parlent de « drame passionnel » pour évoquer un meurtre conjugal (on décompte à ce jour 84 féminicides cette année en France, au passage [j’ai écrit cette newsletter début août, on est fin octobre, et on décompte aujourd’hui 124 féminicides]).
– si vous avez voulu en finir avec la distinction entre « madame » et « mademoiselle » dans l’administration (je parle au passé mais ma banque me donne toujours du « mademoiselle » malgré mes demandes et nombreuses décennies, quand on a donné du « monsieur » à ma progéniture dès son premier jour).

Vous avez alors sans doute déjà entendu quelque chose comme ça :

– « Si ça c’est le combat des féministes, c’est qu’il n’y a plus grand-chose à gagner »,
– « Vous feriez mieux de vous attaquer aux vrais problèmes »,
– « C’est pas le fait d’ajouter des “e” partout qui va augmenter le salaire des femmes »,
– « Encore un truc de bourgeoises déconnectées des réalités »,
– « L’anglais est une langue très peu genrée et pourtant les pays anglophones sont sexistes aussi »
– « Tu crois vraiment que ça va changer quelque chose ? »…

 

Eh bien sachez qu’il s’agit d’une manifestation du sophisme du Nirvana, le sophisme étant un raisonnement qui n’est logique qu’en apparence. Selon ce sophisme, si ce que vous proposez n’apporte pas la solution parfaite à un problème, alors elle est à rejeter.

Je ne sais pas vous, mais moi, de savoir que cet argument avait un nom, ça m’a fait beaucoup de bien.

Un peu comme quand on représente dans la langue les personnes invisibilisées au quotidien, et qu’on reconnaît des violences pour ce qu’elles sont plutôt que de les justifier, de les édulcorer, ou de les passer sous silence.

 

Le sophisme du Nirvana est proche du faux dilemme, un autre grand classique des échanges sur les moyens possibles pour se rapprocher de l’égalité. On vous somme de choisir « votre combat », de « prioriser vos luttes » : les rayons de jouets pour filles et pour garçons ou les violences sexuelles ; l’inégale répartition des tâches domestiques et parentales dans les couples hétérosexuels ou la sexualisation des femmes dans les productions audiovisuelles ; le dégenrage des toilettes ou les inégalités salariales.

Il y a ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Ce qui est prioritaire. Ce qui risque de diviser. D’accord pour parler des inégalités salariales entre femmes et hommes mais pas entre femmes blanches et femmes non blanches. Des mutilations génitales (« barbares ») en Afrique de l’Ouest, mais pas de celles (« nécessaires ») que la médecine occidentale justifie sur les personnes qu’elle classe comme « intersexuées ».

Sexisme ou racisme, sexisme ou transphobie, sexisme ou validisme, sexisme ou intersexophobie, sexisme ou hétéronormativité, sexisme ou classisme, sexisme ou écologie. Il y a des camps. Il faut choisir le sien.

 

Le sophisme du Nirvana est également souvent accompagné du sophisme de l’épouvantail : on réfute des arguments qu’on a déformés (volontairement ou par manque de compréhension). Ça donne à la réfutation des apparences de solidité quand on ne connaît pas bien le sujet. Ça facilite d’emblée l’adhésion de l’auditoire ou du lectorat.
Ce qui donne par exemple, dans le cas d’un usage non sexiste du langage : « Et vous voulez qu’on écrive un·e chaise et un·e tabouret, aussi ? »

 

Mettre un nom sur des arguments qui prétendent vider de son sens toute initiative allant dans le sens des droits humains et du respect du vivant, ça a été du même coup leur retirer leur vernis de rationalité, dévoiler leurs cadres normatifs et leur mauvaise foi. Ça m’a apporté pas mal de tranquillité.

Comme quoi le langage a décidément beaucoup d’effets.