Quelles pensées voulez-vous créer ?

Posted by on janvier 27, 2020 in Blog | 0 comments

Quelles pensées voulez-vous créer ?

 

Une langue disparaît chaque semaine dans l’indifférence générale, et avec elle une histoire, une culture, et une manière de voir le monde. J’ai toujours trouvé cette affirmation très abstraite, jusqu’au jour où, au Chili, une Mapuche nous a donné une leçon de mapudungun, la langue de ce peuple qui fut l’un des derniers à survivre aux colons espagnols. Elle nous en a expliqué la logique. J’en ai quasiment tout oublié, mais je me souviens que certains de ses exemples étaient la preuve de cette réalité dont on a peu conscience, et d’autant moins qu’on parle des langues relativement proches : selon la langue que l’on parle, on ne pense pas de la même manière. 

Quand j’ai découvert la conférence TED de la chercheuse en sciences cognitives Lera Borodistky, Comment la langue façonne notre manière de penser ?, ça a été de nouveau une révélation. Lera Borodistky démontre avec brio comment chaque langue nous ouvre les portes d’un monde cognitif. Parce que notre langue nous incite, nous contraint à certaines opérations cognitives ou nous les interdit, nous pouvons être amené·es à développer un sens de l’orientation exceptionnel, porter notre attention sur la personne qui a provoqué un accident plutôt que sur le caractère accidentel du même fait – avec toutes les implications que ça peut avoir en matière de responsabilité et de sanction –, à associer des stéréotypes féminins et masculins liés aux personnes à un objet inanimé en raison de son genre grammatical, à avoir accès ou non aux mathématiques…

Incroyable, non ? 

Elle termine avec ces trois questions fondamentales : pourquoi je pense ce que je pense ? Comment je pourrais penser autrement ? Quelles pensées je voudrais créer ?

Qu’est-ce qui peut apporter une conscience de la réalité des discriminations systémiques (qui s’expriment à l’échelle de la société) ? Comment, par la langue, modifier des représentations héritées de la colonisation, de la domination masculine, hétérosexuelle, adulte, etc.? Comment, par la langue, sortir des représentations qui normalisent les inégalités et violences actuelles ? 

Les représentations ne sont pas détachées des comportements et des faits, c’est ce qu’on appelle le continuum de la violence (dans cet article je parle notamment de la culture du viol, de l’islamophobie de genre et de l’hétéronormativité).

 

Neurones

C’est pour apporter un changement au niveau de nos représentations et de celles des autres, auxquelles contribue notre propre manière d’écrire et de nous exprimer, qu’il est essentiel de réviser notre manière d’écrire et de parler.

Utiliser l’expression « profilage racial » met l’accent sur son caractère raciste, ce qui n’est pas exprimé clairement dans « contrôle au faciès ». 

« Un homme trans », ce n’est pas « un homme dans un corps de femme », représentation qui ramène le genre au corps, comme s’il était défini par la biologie, quand le concept de genre nous aide justement à ne pas confondre le social et le ressenti qui s’y rapporte avec le biologique. 

Quand j’utilise « équipe masculine de France » au lieu d’« équipe de France », j’arrête de faire disparaître jusqu’à l’idée même qu’il puisse y avoir une équipe féminine de France.  

Est-ce que je veux montrer la responsabilité individuelle et collective d’un « féminicide » ou bien est-ce que je les dissous dans l’imaginaire du « drame passionnel » ? 

Est-ce que je souhaite donner à penser les êtres humains comme autant de manifestations de l’humanité ou comme conformes ou non conformes aux normes ? 

Est-ce que je veux apporter la conscience que le terme d’« anomalie », en parlant d’une caractéristique physique, conduit bien plus sûrement à des stigmatisations et des inégalités que le terme de « variation », dont l’utilisation participerait à terme à éradiquer des têtes l’idée que les personnes dites intersexes devraient être « normalisées », et des faits (dans la loi elles sont déjà interdites) les mutilations sexuelles que cela suppose ? 

Est-ce que je veux participer à ce que les personnes présentant des troubles mentaux puissent en parler librement sans se sentir stigmatisées, sans générer la peur et l’exclusion ? Alors peut-être que je pourrais commencer par remplacer « il est complètement schizo » par « je le trouve vraiment déroutant ». 

Est-ce qu’il me semble important de ne pas réduire des civilisations, des histoires, des cultures, des langues à des stéréotypes indifférenciés, faux, réducteurs et déshumanisants ? Je peux arrêter de citer l’« Afrique » dans une liste de pays.

Ces petits changements, très accessibles, peuvent être une manière parmi d’autres de contribuer à un changement social au service de la reconnaissance de l’humanité de chacun·e.