Le continuum de la violence

Posted by on décembre 10, 2019 in Blog | 0 comments

Le continuum de la violence

Le langage n’est pas neutre

Le langage n’est pas neutre. Il reflète les rapports de pouvoir d’une société donnée à un moment donné. Il contribue à normaliser des violences et inégalités réelles. Il peut aussi alimenter des représentations non normatives et pleinement respectueuses de tous les êtres humains. Parce que notre langage a des effets sur la manière dont nous pensons, dont nous nous représentons le monde, dont nous nous l’expliquons, et en conséquence sur nos comportements. Tout comme le langage que nous tenons influence les représentations et les actes d’autrui.

En d’autres termes : dans le cadre de dominations systémiques (observables dans tous les domaines de la société) comme le sont le racisme, le sexisme, les LGBTI-phobies, le classisme, le validisme, etc., les pires violences ne sont pas déconnectées des choses qui peuvent nous paraître les plus anodines ou inoffensives… comme des mots.

Mépriser, sexualiser et invisibiliser le féminin dans la langue n’est pas sans lien avec les violences sexuelles, les inégalités salariales, les violences des (ex-)conjoints hétérosexuels et les féminicides, tout comme taxer les luttes contre les LGBTI-phobies ou contre le racisme de « communautarismes » relève de la négation des rapports de domination à l’œuvre.

Les meurtres, les violences policières et les viols (voir la dernière enquête d’ampleur, Virage) ne sont pas déconnectés des mots qui insultent, des mots qui minimisent, des mots qui méprisent ou qui occultent. Ces violences sont justifiées par des stéréotypes associés à des catégories dans lesquelles on a classé les personnes, et qui permettent de les déshumaniser, donc de les discriminer, de les violer ou de les tuer parce qu’elles appartiennent à ces catégories.

Les stéréotypes modifient les comportements

Les stéréotypes associés aux filles, aux personnes racisées, en situation de handicap, ou issues de la classe ouvrière ont des effets sur nos représentations, sur les attentes qu’on a envers elles, sur nos manières de nous comporter.

Quand on est en position d’autorité (prof, psy, chef·fe, adulte…), ça s’appelle l’effet Pygmalion, autre nom de la prophétie autoréalisatrice : inconsciemment, on adopte un comportement dicté par nos croyances, qui génère en face un comportement qui confirme nos croyances. Ce qui arrive aussi en situation où un stéréotype nous est rappelé : la menace du stéréotype.

Sans tous les termes insultants, les blagues, les stéréotypes déshumanisants à l’égard des personnes LGBTIQ, des personnes racisées, des personnes grosses ou des femmes, les inégalités et violences spécifiques qui les touchent seraient-elles seulement imaginables ? Seraient-elles justifiables ? Comptabiliserait-on 118 féminicides en France en 2019 à cette date ? Les troubles alimentaires seraient-ils si répandus ? Le risque de suicide serait-il de 2 à 10 fois plus élevé chez les personnes LGBT que chez les personnes hétérosexuelles et cisgenres ? Y aurait-il autant de garçons et d’hommes racisés décédés à la suite d’interventions policières ?

 

La culture du viol

La culture du viol est particulièrement représentative de cette logique (voir le livre de Noémie Renard En finir avec la culture du viol) : pour que tant d’hommes agressent sexuellement tant de femmes, d’enfants et d’adolescent·es, ne faut-il pas qu’ils aient intégré l’idée que ces dernièr·es sont des objets sexuels à leur disposition ? Que leur corps ne leur appartient pas en propre ? Pensons à tous ces mots genrés dont le féminin est encore connoté sexuellement, quand le masculin ne l’est pas : « entraîneuse/entraîneur », « maîtresse/maître », « femme facile/homme facile », « femme publique/homme public »…

Pensons aux représentations visuelles, aux publicités dénudant les femmes à la télévision, au cinéma, dans les magazines, sur les affiches…, aux blagues sur leur physique, aux commentaires sur leurs vêtements, à l’école, dans la rue, au travail, dans les articles traitant de politique, partout. Aux histoires qu’on lit aux enfants, aux films où la valeur des femmes se mesure à leur beauté. Où les femmes sont passives, où la valeur des hommes tient à leurs « conquêtes ». On conquiert les femmes comme on conquiert des peuples ou des territoires, dans un esprit de domination, de violence, où la valeur de la conquête est proportionnelle à la résistance qu’elle oppose, aux antipodes d’un désir partagé. Pensons à ce conte bien connu où le baiser du prince était une naissance faisant suite à un viol dans la version originale (La belle au bois dormant).

Pensons au fait que l’on utilise le vocabulaire des relations sexuelles pour évoquer la violence, la domination, l’assujettissement (« niquer », « baiser », « enculer ») en l’absence de relations sexuelles, ou pour décrire des actes qui sont en réalité des violences sexuelles (« caresser », « embrasser », « avoir eu une relation sexuelle » au lieu d’« agression sexuelle » ou de « viol »).

Par bien des aspects, notre culture confond violence et sexualité, permettant les violences sexuelles en les niant.

L’islamophobie de genre

Un autre exemple : l’islamophobie de genre, dont parle la journaliste et productrice Nadiya Lazzouni dans l’épisode du très recommandable podcast Kiffe ta race intitulé De quoi le voile est-il le nom ?

L’islamophobie de genre, une discrimination spécifique visant les femmes musulmanes – facilement identifiables en tant que telles quand elles portent le hidjab –, est favorisée par la confusion entre « laïcité » (dont le principe même est le respect de la liberté de conscience et la non-reconnaissance des religions par l’État) et interdiction de tout signe religieux, et par des amalgames aussi grossiers que celui fait entre musulman·e et terroriste potentiel·le, ou aussi réducteurs que celui fait entre voile et soumission, qui cohabite avec des amalgames contradictoires : voile et prosélytisme, et femme portant le voile et terroriste potentielle.

Ces amalgames et confusions, répétées depuis des années sur la base d’un héritage oublié de la colonisation – quand on procédait à des cérémonies de dévoilement en prétendant libérer des femmes dont on colonisait le pays et soumettait voire massacrait les familles –, amènent à la banalisation de discours islamophobes, reposant sur le fantasme d’une culture judéo-chrétienne plus éclairée, plus féministe… bref, supérieure à « une » culture musulmane tout aussi fantasmée, justifiant de se montrer à la fois raciste et sexiste.

L’actualité nous en montre les effets sur les femmes portant le voile, en termes de violences verbales, d’empêchement d’exercer leur métier, d’accompagner les sorties scolaires en tant que mères d’élèves, de voter et d’étudier même parfois, mais aussi de violences physiques.

Campagne de prévention du suicide de l’interLGBT, 2014

Des stéréotypes et des termes déshumanisants, des amalgames et des invisibilisation partagées, on passe aux actes individuels (moqueries, exclusion, insultes, harcèlement), et collectifs discriminants (discrimination à l’éducation, à l’orientation, à l’emploi, au logement) voire aux politiques discriminantes (instituées par l’État), puis aux violences à l’égard des individus (menaces, agressions, viols, meurtres) ou d’une communauté (profanation, vandalisme, incendie criminel, terrorisme), et dans les pires cas, au génocide. C’est ce qu’on appelle la pyramide de l’oppression.

Les pires violences à l’égard d’une catégorie de personnes ne peuvent exister en dehors d’un système qui les a permises et légitimées au plus profond de nos représentations. Le langage est un instrument extrêmement puissant de ce point de vue.

Vous avez sans doute déjà entendu ou prononcé une phrase équivalente à « Les mots ne tuent pas. » (certainement sous la forme « Ce ne sont que des mots »).

Il faut croire que que si. Pas directement, certes, comme pourrait le faire une balle envoyée dans la tête. Mais indirectement oui. Par l’effet qu’ils produisent sur les émotions, les représentations, les comportements.

L’insulte

Un exemple très parlant : l’insulte. Elle catégorise, elle humilie, elle justifie les discriminations, les normalise.

On peut passer sa vie à contrôler son comportement, ses attitudes, ses mots, pour éviter une insulte. Il n’y a pas besoin d’insulter directement une personne sur lui porter préjudice. Parmi les insultes les plus fréquentes dans les cours de récréation : « salope ». Et « pédé ».

Le sociologue Sébastien Chauvin décortique le mécanisme de prise ou de perte de pouvoir d’une insulte et ses effets dans l’épisode de l’excellent podcast Camille intitulé Pourquoi je peux dire « pédé » et pas toi.

Si l’insulte « pédé » fonctionne, c’est parce que notre société est organisée par l’hétéronormativité : un sexisme tyrannique en vertu duquel les personnes sont classées selon des catégories binaires et stéréotypées, selon lesquelles un homme doit avant tout se distinguer des femmes pour être reconnu comme tel. L’hétéronormativité repose sur l’invisibilisation des personnes non hétérosexuelles, intersexes et trans, des inégalités de la loi à leur égard, l’exclusion, les moqueries, la présomption de cisidentité, de dyadisme et d’hétérosexualité (on est considéré·e comme a priori non-trans, non-intersexe et hétéro), la suspicion de non-hétérosexualité, les discours délégitimant les sexualités ou les parentalités non hétérosexuelles ou de personnes non cisgenres, et des violences qui en découlent. Cette hétéronormativité organise notre langage, et avec lui notre représentation de la normalité, l’autre nom de la norme, dont la transgression peut valoir de se faire assassiner.

Si, les mots tuent.

Et s’il est évident que la seule modification du langage n’abolira pas l’entièreté des phénomènes de domination (voir Le sophisme du Nirvana), elle a sa part à jouer, et elle a le grand mérite d’être à notre portée immédiate.

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